Singapour n’est pas une ville. C’est une caricature, une parodie. Un putain de cauchemar.
Singapour est ce qui arrive quand beaucoup trop d’argent est concentré en un seul endroit. Le stade ultime du capitalisme totalitaire, une vision du futur. Un futur si aseptisé que jeter une cigarette par terre est un délit sérieux. Un futur où toute deviance, tout risque, de quelque nature et aussi minime qu‘il soit, doit être traqué et banni.
Je pensais arriver en basse-saison et n'y passer que deux ou trois jours, mais il y a longtemps que les saisons n’ont plus aucune importance sur la planète Singapour. L’auberge pour backpackers où je pensais atterrir affiche complet, les trois autres de la rue aussi (à moins de dormir en dortoir, mais franchement…). Je finis par dégotter un motel pour voyageurs de commerce chinois où je paie cher un couloir d'1m50 de large sans fenètre.
Pas question de passer quatre jours là-dedans. Je dois quand même pouvoir trouver mieux, et me met immédiatement en chasse. C’est effarant: tous les hôtels sont complets, depuis la pension indienne jusqu’au méga-complexe pour groupes japonais. Je marche des kilomètres, en m’éloignant du centre, et finis à la tombée de la nuit et mort de fatigue à dégotter pour une petite fortune une chambre malodorante à l’hygiène douteuse en périphérie de Little India. Mais au moins je peux déballer mon sac et me retourner.
Il n’y a rien à faire à Singapour que gagner de l’argent, et le dépenser. L’activité principale est donc le shopping, ou plutôt le lèche-vitrine, le long de l’avenue principale, Orchard Road. Evidemment, pas question de copies ni de piratage ici. Je ne savais pas qu’il existait autant de marques de luxe, de prêt-à-porter, de sous-vêtements, de parfums, de bijoux, de montres, qui toutes, à ce qu’on pourrait croire, utilisent les mêmes deux ou trois photographes et les mêmes mannequins. Tout est effroyablement cher, au moins autant qu'en Europe.
Authentique: on ne trouve pas de chewing-gums à Singapour, ils sont interdits a la vente, afin que personne ne s’avise d’en jeter un seul par terre.
Si Singapour a eu une âme un jour, ce qui est certain, il y a longtemps qu’elle est morte et que ne reste qu’un cadavre plastifié, désinfecté, repeint et verni. Une enveloppe vide.
La vie a été définitivement exclue de Singapour - beaucoup trop salissante, nauséabonde, antihygiénique. Le fric a pris sa place. Au milieu des années 80, le marché flottant et ses centaines de barques a été supprimé pour des motifs de salubrité publique. Les milliers de personnes qui vivaient au bord du fleuve ont été chassées comme de la vermine, leurs maisons transformées en restaurants, bars, appartements de standing. Le dernier quai a avoir été «nettoyé» vient d’«ouvrir», comme on ouvre un parc d’attraction ou une grand magasin. On y trouve des bars au design épuré - tous les bars de Singapour sont design - des restaurants chics à thème, des boîtes hype pour golden boys et bling-bling girls. Mais Singapour a franchi une nouvelle étape en recouvrant carrément tout le quartier de gigantesques structures en forme de parapluie, un énorme chapiteau de métal et de plastique qui recouvre les immeubles et remplace le ciel. On a l’impression d’être dans une bulle, sur une autre planète, dans une cité-hologramme sur Mars, où il ne pleut jamais et où même l’air est artificiel.
Alors que je fais un tour en bateau sur le port au crépuscule, je tombe sur un spectacle incroyable - des dizaines de grosses sphères lumineuses pourvues de filaments, comme des immenses méduses aériennes, qui avancent de concert... en fait des ballons-sondes reliés à des hors-bords. il s'agissait sans doute de la répétition d'un show pour la fête nationale. Suis aussi tombé sur le clip patriotique d'une Lara Fabian locale qui hurlait son amour pour Singapour - je pense qu'en effet se convaincre qu'on y vit au paradis et non en enfer requiert un violent effort d'auto-persuasion.
Singapour est peut-être la seule preuve convaincante sur Terre que l’argent ne fait pas forcément le bonheur. Même blindé de fric, je ne voudrais pas vivre dans ce cauchemar aseptisé.
En fait je ne suis ici que pour prendre l'avion pour Bali, où je dois retrouver Nat le 28. Mauvaise idée. Tous les vols sont complets, pour les 5 prochains jours au moins. Le ciel me tombe sur la tête. Traverser toute l'Indonésie en train et/ou en bus n'est pas une option. La fille de l'agence de voyage me refile l'adresse web de la compagnie low-cost locale en me conseillant en désespoir de cause d'y jeter un oeil moi-même. Je me rue dans le premier cybercafé - tous les vols affichent sold-out sauf un, dimanche 1er août. Pas le choix, je le prend avant qu'il ne me passe sous le nez. Me voilà coincé ici une bonne semaine, et Nat ne prend pas très bien la chose, ce qui est ma foi compréhensible.
Au bout de quatre jours, par pur désespoir, je tente d’aller tromper l’ennui sur l’île-parc d’attraction de Mendosa. Un monorail me dépose devant les arcs de cercles parfaitement concentriques des plages artificielles, délimitées par des faux rochers de béton peint. Une succursale du Café del Mar d’Ibiza diffuse de la house d’ascenseur. Je me pose sur un transat signé Starck pour profiter du soleil qui fait sa première (et dernière) apparition. Un télésiège conduit au sommet d'une colline. Le long de la file, au moins 5 panneaux consécutifs mettent en garde qu'attention, les siège ne s’arrêtent pas (ciel), des shemas expliquent comment se positionner et s’asseoir, puis un écran diffuse une vidéo qui fait de même. Arrrivé à l’épreuve de l’embarquement, trois types sont là pour m’assister et ralentir le siège, il y a un point par terre qui m’indique où je dois me positionner, et un point sur le siège là où je dois poser mon cul. Hilarant, ou effarant. Cette obsession sécuritaire infantilisante, l’autre facette du contrôle total de l’individu par Big Brother (une main qui punit, une main qui protège), atteint ici des somment d’absurde, comme tout le reste d‘ailleurs.
Je finis à Underwaterworld. Le clou en est un tunnel transparent sous-marin qui serpente à travers plusieurs énormes bassins.
On dit que Singapour est la Suisse de l’Asie, c’est faux - à côté de Singapour, la Suisse est un joyeux foutoir anarcho-libertaire et communiste, et je ne crois pas qu'elle puisse un jour espérer rivaliser, surtout avec sa future composition éthnique - et tant mieux.
J’imagine bien les générations de petits Chinois de Singapour que leurs parents ont amenés ici pour leur montrer ce qui leur arriverait s’ils ne faisaient pas leurs devoirs et qui en sont ressortis traumatisés à vie…
Mais finalement la vision chinoise de l'enfer est malgré tout moins cruelle que la chrétienne, puisqu'ici pas question de damnation éternelle (qui est vraiment très longue, surtout vers la fin, comme l'a dit Woody Allen): après en avoir bien bavés, les morts sont renvoyés pour un tour sur terre, leurs souvenirs effacés.
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